Développer l’oreille intérieure avec son instrument

Pablo Picasso femme jouant de la mandoline, 1909

Pablo Picasso
femme jouant de la mandoline, 1909

L’audition intérieure est l’acte mental qui permet au musicien de vivre intérieurement sa musique sur un plan émotionnel et créatif .

Il suffit de penser à l’exemple célèbre d’un Beethoven, devenu sourd et pourtant capable de composer, pour mesurer la puissance de cette capacité à entendre intérieurement les sons, à les vivre mais encore à les utiliser comme s’ils étaient réels.

Sur le plan de l’exécution instrumentale comme dans le domaine pédagogique, l’audition intérieure constitue la matrice même de l’acte musical.

Cependant, invisible et insaisissable, elle est par nature difficile à définir.

En définitive, l’audition intérieure serait à l’audition ce que l’imaginaire est au réel : une image qui peut aller de la fidélité absolue à une version modifiée, voire totalement inventée.

Ainsi, l’audition intérieure bien conduite permet à la fois de conserver vivante une trace exacte de ce qui a été entendu, comme elle permet de modifier intérieurement cette trace, dans la composition par exemple.

René Magritte, la leçon de musique

René Magritte, la leçon de musique

Cette capacité que nous possédons tous de conduire l’imaginaire, à la manière d’un rêve éveillé, ouvre des perspectives pédagogiques uniques, que le professeur se doit de maîtriser pour lui-même comme pour ses élèves.

Pratique instrumentale et écoute intérieure : une association qui ne va pas de soi

Alors que l’un des objectifs affirmés de la formation musicale¹ est de développer l’audition intérieure, indispensable à la formation du musicien, il devrait clairement en être de même de la pratique instrumentale. Ne semblerait-il pas logique que celle-ci permette le développement de cette aptitude de manière aisée et naturelle ?

Malheureusement, l’instrumentiste trop focalisé sur le geste technique peut ne pas solliciter cette aptitude. De même que certaines personnes n’ont pas synchronisé leur voix avec leur chant intérieur et chantent faux, certains élèves instrumentistes ne mettent pas en relation leur audition intérieure avec leur jeu. Les symptômes de cette carence peuvent être notamment une pulsation approximative, des retours en arrière qui cassent la conduite de la musique, des fausses notes non entendues, une position déséquilibrée de manière à favoriser la « lecture » du manche (caractéristique du guitariste), une sonorité insatisfaisante…et in fine un manque d’expressivité qui limite leur jeu à une interprétation mécanique.

La nature de son instrument fait que le guitariste, plus qu’un autre, présente le risque supplémentaire de se focaliser sur l’aspect visuel du jeu. Vécue au début de l’apprentissage comme une aide à la progression et à la mémorisation, la vue peut devenir alors un sens hyperdéveloppé, au détriment  des autres et notamment de l’écoute. Le guitariste peut en effet théoriquement jouer sans s’écouter, à l’inverse du violoniste ou du trompettiste qui sont (théoriquement également !) tenus d’entendre le son intérieurement avant l’attaque de la note.

S’il procède de cette manière, le guitariste alors court le risque de ne pas développer son audition intérieure.

oreille musicaleJ’aborderai ici de manière très concrète diverses pistes pour expérimenter, mobiliser et développer cette précieuse aptitude, non exclusivement, mais notamment grâce à l’instrument. En effet, la pratique instrumentale possède des atouts spécifiques inestimables, notamment en raison du temps consacré à son étude, de sa résonance affective, et de son inscription dans le vécu corporel.

Les exercices simples qui vont suivre peuvent être travaillés à tout niveau et à tout âge. Pour le pédagogue souhaitant les intégrer dans son enseignement, ils seront transposables y compris aux jeunes élèves, sous forme de jeu par exemple. L’important est de les pratiquer régulièrement – quotidiennement si possible – pendant une période minimale de plusieurs semaines, afin de créer de nouveaux automatismes. Le cours hebdomadaire offre la possibilité de vérifier l’efficience de ces techniques sur la durée et d’adapter les procédures aux aux objectifs pédagogiques.

Développer l’oreille intérieure implique en préalable une prise de conscience des sons familiers qui nous entourent en permanence.

Exercice préparatoire 1 : écouter avec attention les sons familiers en cours

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La ville, une source de bruits inépuisable !

Derrière l’apparente banalité de l’exercice, l’écoute fine des bruits familiers, dont la perception dans la vie quotidienne est le plus souvent inconsciente, va développer chez celui qui s’y exerce une vigilance nouvelle vis-à-vis de son environnement.

De fait, une telle conscience est peu courante chez les non-musiciens. Ainsi, rares sont les collégiens qui perçoivent consciemment le bruit d’une classe, en vérité à la limite du supportable et peu propice à la

concentration !

Dans le cadre du cours individuel (ou en pédagogie de groupe) , il est intéressant d’inciter l’élève à prendre conscience de tous les petits bruits de la salle de cours avant de commencer à jouer la première note : bruits extérieurs, bruits intérieurs, respiration, bruits de contact avec l’instrument notamment.

Dans un cours collectif, le professeur pourra subtilement amener les élèves à retrouver le calme en leur proposant de noter tous le petits bruits dont ils ont conscience, pour ensuite les comparer collectivement. Cela sera bien plus efficace que d’ordonner le silence de manière autoritaire à une classe agitée, ce qui est une tâche épuisante et finalement assez vaine.

Écouter « le silence »² est une expérience parfois déroutante pour des élèves immergés constamment dans le bruit. Elle est cependant toujours enrichissante, et dans tous les cas constitue un préalable incontournable à la pratique musicale.

Exercice préparatoire 2 : prendre conscience de sa capacité à réévoquer mentalement un son

cerveau 2Il s’agit d’observer sur un mode dissocié son propre fonctionnement mental dans la vie quotidienne. Cette introspection permettra de prendre conscience de la richesse phénoménologique notre machinerie intérieure.

Ainsi, une grande majorité d’entre nous entretient un dialogue intérieur plus ou moins permanent, la plupart du temps dans un registre subconscient.

De même, lorsque, après l’audition maintes fois répétée d’un CD, nous anticipons mentalement la plage à venir au moment du blanc entre les morceaux, nous entrons en contact avec notre capacité à réévoquer mentalement des sons. Le même processus est encore en action lorsque, après l’écoute et l’étude poussée d’une pièce instrumentale nous nous surprenons à entendre intérieurement la pièce dans un contexte tout différent. Cela révèle, nous le verrons plus bas, une stratégie mentale autonome de mémorisation des plus efficaces.

Exercice de base : savoir écouter, puis réévoquer volontairement un bruit déterminé

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un outil pédagogique efficace !

L’exercice consiste à percevoir un bruit déterminé simple, puis à l’entendre mentalement de manière cette fois volontaire.

Cela peut-être un son issu de la vie quotidienne : bruit de la rue (voiture qui passe), de la nature (oiseau qui chante), de la maison (sonnerie d’un téléphone ou tout autre appareil électro-ménager banal, une machine à laver par exemple). Le bruit de la souris d’ordinateur ou du clavier est également un bon support ! Il faut rechercher à reproduire mentalement le plus fidèlement possible le bruit, avec toutes ses composantes physiques.

Réevoquer fidèlement un son musical

diapason

diapason

Un exercice fondamental pour l’apprenti musicien consiste à écouter le la du diapason, puis immédiatement à le réentendre intérieurement, le plus fidèlement et le plus longtemps possible. Ensuite, il s’agira de dissocier le moment de la réévocation avec celui de l’écoute physique. Concrètement, faire sonner le la, l’évoquer mentalement immédiatement, puis une minute plus tard. Ensuite, se le redonner mentalement au bout d’une heure, puis à n’importe quel moment.

Progressivement, cette note de référence passera de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme, ce qui sera un atout considérable pour le jeune musicien, lorsqu’il devra entendre intérieurement une partition par exemple.

Ce travail simple peut devoir durer plusieurs semaines ou plusieurs mois, mais il sera toujours fertile.

Il est possible de procéder ainsi avec chaque note, puis avec des accords simples joués au piano si possible : accords parfaits majeurs, accords de septième de dominante etc. jouer puis entendre (2)

L’étape suivante consiste à procéder de même avec les sons de référence de son instrument, précisément à la guitare des cordes à vide. Le principe est identique : jouer le mi aigu, le réentendre intérieurement, puis procéder de même avec les autres cordes. Il faut rechercher une écoute intérieure nette, fidèle, intégrant notamment le timbre et dynamique du son.

Jouer les cordes à vide, puis entendre mentalement

Jouer les cordes à vide, puis entendre mentalement

Le musicien doit être capable d’entendre intérieurement le son des cordes à vide de son instrument à n’importe quel moment, ce qui lui permettra de l’accorder de manière directe, sans passer par les sons de références externes. Pour la trompette par exemple, ces sons de référence peuvent être les notes do, sol, do sans utiliser les pistons.

Améliorer son audition intérieure de pièces non-travaillées

mozart casqueJe recommande de travailler avec une chaîne audio de bonne qualité et un casque fermé si possible, afin de minimiser l’impact des bruits extérieurs.

Le musicien passera un extrait volontairement court d’une pièce issue par exemple du grand répertoire (symphonie, quatuor, sonate pour piano etc), toujours utile à connaître (!), de quelques secondes maximum. Il pourra repasser l’extrait plusieurs fois, à une intensité sonore relativement poussée mais bien entendu dans la limite du raisonnable.

Puis il coupera le son et réentendra mentalement l’extrait. De la même manière que l’oeil conserve quelques secondes la vision d’une image (phénomène de rémanence), l’oreille conservera cette audition en mémoire. Il s’agira ensuite de répéter ce phénomène de manière volontaire, immédiatement puis avec des extraits plus longs, et enfin à un moment éloigné de l’exercice (quelques minutes, puis plusieurs heures plus tard).

Améliorer son audition intérieure de pièces déjà étudiées

Sor 12 études op 60 4 copieUne pièce déjà étudiée a nécessairement laissé une trace dans la mémoire de l’instrumentiste. Tout l’enjeu est de savoir mobiliser et affiner cette trace.

Le musicien choisira une pièce simple et étudiée en profondeur. Il prendra la partition et sans l’instrument, en lisant celle-ci, il cherchera à réévoquer le plus fidèlement possible le son de la pièce. Il prendra conscience que les sensations des gestes effectués sont associées au son.

En cas de difficultés  à entendre la pièce, il pourra la mimer afin de solliciter la mémoire kinesthésique, ce qui par un effet de synergie mobilisera la trace auditive. Il s’agit alors d’une évocation synesthésique.

Dans une deuxième étape, il refera ce travail à des tempi variés, du plus lent au plus rapide. Si le travail a été bien conduit sur l’instrument, le musicien percevra également très nettement les sensations tactiles associées aux gestes maintes fois effectués.

Enfin, ce même travail devra être conduit sans l’instrument, en abordant progressivement l’ensemble du répertoire étudié. Si des passages venaient à être moins nets que d’autres, cela serait alors un feed-back utile signifiant que le ou les passages auraient été insuffisamment mémorisés.

Développer l’audition intérieure des pièces en cours d’étude

Orazio Gentileschi, (1563-1639) - la luthiste, 1626

Orazio Gentileschi, (1563-1639) – la luthiste, 1626

Afin de s’assurer d’un travail efficace, le musicien doit constamment vérifier que le jeu instrumental laisse une trace mnémonique fidèle.

Dans une optique d’audition, d’examen, de concours ou de récital, il est en effet fondamental d’entendre intérieurement les premières notes de la pièce avant de jouer, afin au minimum de fixer le tempo juste . C’est une action mentale, qui est déjà un acte fort de concentration.

Lors du travail d’un passage quelconque, il devra procéder à plusieurs évocations mentales auditives jusqu’à la parfaite intégration. Il pourra s’aider de la voix, c’est-à-dire en solfiant, comme de l’instrument, les deux techniques ayant des avantages propres dus à la nature du codage.

Par la suite il s’entrainera à le faire sur des tempi variés. En accélérant le débit de l’audition intérieure, il posera les bases d’une interprétation plus rapide, ou « se donnera de la marge » s’il choisit de rester sur le tempo initial.

Dans le cadre du cours, le professeur conduira ce travail en s’adaptant au niveau de l’élève. Concernant les commençants, il prendra éventuellement en charge une partie de l’interprétation de la pièce pour laisser l’élève se concentrer sur l’audition intérieure.

Le musicien, quel que soit son niveau, sera assuré d’avoir mémorisé convenablement sa pièce dès lors qu’il sera en mesure de la réévoquer avec exactitude, en entendant non seulement intérieurement la pièce, mais aussi en y associant les sensations kinesthésiques. en effet, comme nous l’avons vu, ces mémoires se potentialisent mutuellement et fonctionnent en synergie.

Arrivé à ce stade, l’instrumentiste aura atteint une étape importante dans son rapport à la musique. Celle-ci résonne en lui dans la plus parfaite intimité, en associant la sécurité du contrôle mental à l’inspiration. Étant en mesure de travailler sa pièce hors instrument, une bonne part du travail technique et musical peut alors être prise en charge par ce travail intérieur.

Il se surprendra parfois à découvrir de nouveau doigtés ou une nouvelle interprétation, son inconscient travaillant de manière autonome dans une direction créative.

Enfin, en se libérant du temps, il pourra accéder à d’autres activités épanouissantes et enrichissantes sans négliger la fiabilité de son jeu instrumental.

Audition intérieure et créativité : vers l’improvisation

Miles Davis

Miles Davis

Certes le musicien classique, hormis l’organiste, ne développe plus guère l’improvisation. Ce phénomène, sans doute une conséquence de la spécialisation des musiciens, est relativement récent. En effet, les grands musiciens du XIXè siècle comme Chopin, Beethoven (ou du côté de la guitare, Aguado) étaient encore de grands improvisateurs.

Le musicien classique aurait cependant intérêt à développer cette capacité à improviser. Il s’agit là d’une « soupape de sécurité » salutaire, l’improvisateur développant notamment une relaxation et souplesse technique toujours souhaitable. Il développera para ailleurs ses capacités intérieures dans la direction de la créativité et du plaisir en général.

Sans viser à la maîtrise du musicien de jazz, le musicien classique  pourra à tout niveau travailler un exercice très simple, constituant une initiation à l’improvisation :

Il lui faudra apprendre une gamme pentatonique (ici : mi mineur pentatonique), volontairement facile et brève

gamme pentatonique de mi mineur (2)Chaque son, puis la série elle-même, devront être intériorisés et entendus mentalement. Au début, un va-et-vient entre le jeu instrumental, la voix et l’audition intérieure peut être nécessaire. Ensuite, l’audition intérieure seule prendra le relais. Le musicien « jouera » avec la gamme, en montant, en descendant, avec des sauts d’intervalles, des changements de rythme etc.

Enfin, il fusionnera le jeu mental et le jeu instrumental, d’abord à vitesse lente (voire très lente) puis de plus en plus vite. Le son sera toujours entendu mentalement, puis joué sur l’instrument.

Cette méthode de travail sera enrichie à l’infini en introduisant à la gamme des notes étrangères, des blue notes, en la jouant sur deux octaves, sur la première corde uniquement etc.

Le travail se poursuivra ensuite dans la journée sans le concours de l’instrument.

En résumé :

Souvent mise en avant lors de l’apprentissage, « l’oreille intérieure » est un concept parfois confus ou mystérieux pour l’élève. Elle leur est heureusement plus facile à expérimenter qu’à appréhender.

Cette aptitude à entendre mentalement les sons et particulièrement la musique est l’un des objectifs de la formation musicale. La pratique instrumentale, par ses atouts spécifiques, peut et doit également la mobiliser et la développer. En effet, le professeur ne peut se contenter de déplorer chez ses élèves des difficultés à s’écouter et à entendre intérieurement leurs partitions, mais doit concevoir son enseignement dans ce sens.

Des exercices réguliers, bien calibrés et progressifs, amèneront le musicien à développer une capacité à évoquer fidèlement les sons, qui orientera son énergie dans le sens de la fiabilité technique comme de la créativité.

la dame à la licorne, l'ouÏe

la dame à la licorne, l’ouÏe

¹ Discipline enseignée en école de musique, qui implique l’apprentissage du solfège, de la théorie musicale, l’analyse, l’écoute et l’initiation au répertoire etc. La formation musicale est enseignée de une à deux heures par semaine.

² Le silence n’est jamais absolu, y compris dans une chambre anéchoïque, car on peut toujours percevoir les bruits intérieurs, notamment celui de la circulation sanguine.

3 réflexions sur “Développer l’oreille intérieure avec son instrument

  1. Oui, je vous remercie pour cet article complet et qui me conforte dans mon idée de proposer un cours basé sur l’écoute intérieure à mes élèves de solfège terminal.

  2. Pingback: la répétition dans le processus de mémorisation | Guitare et pédagogie, le blog de Mathieu de Person

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