La répétition constitue chez la plupart des musiciens la majeure partie du temps consacrée à l’instrument. Au niveau de l’apprentissage, les répétitions régulières sont indispensables à l’acquisition de nouvelles aptitudes, comme par exemple la maîtrise d’un nouveau geste technique. Chez le musicien confirmé, elles permettent le maintien des aptitudes acquises tout en autorisant l’enrichissement de son répertoire technique et musical.
La répétition orientée vers la mémorisation est un cas un peu particulier, car elle n’a rien de systématique. Certains styles de musique, comme le jazz, n’y font pas appel de la même manière que dans le classique. Et dans la musique classique, certaines situations, comme le travail d’un pianiste accompagnateur avec un autre musicien ou bien une répétition de musique de chambre, n’impliquent pas un projet de mémorisation. Enfin, certains instruments, tels ceux considérés comme permettant un déchiffrage aisé (instruments à vent notamment), jouent traditionnellement avec partition et rarement par cÅ“ur.
Il en va tout autrement pour le guitariste classique interprétant des pièces de haut niveau. La complexité du déchiffrage, comme la nécessité de procéder parfois à un contrôle visuel lors des déplacements, rendent le jeu par cÅ“ur plus naturel, libérant le musicien d’une tâche de lecture difficile à gérer, quand elle n’est pas illusoire.
L’expérience pédagogique nous enseigne par ailleurs que les élèves débutants apprennent mieux et plus vite lorsque le déchiffrage est introduit plus tardivement, précisément lorsque l’élève est capable de bien positionner ses mains et sait jouer de mémoire un certain nombre de pièces.
Pour résumer, le jeu par cœur facilite ainsi la tâche du musicien quand les contraintes sont rudes, dans le cas du débutant comme dans le cas du guitariste confirmé.
La mémorisation, clé de la fiabilité
Celui qui a vécu une expérience scénique pénible, devant interpréter une pièce mal mémorisée, comprendra parfaitement la nécessité de pouvoir compter sur sa mémoire. Le débutant, qui pourtant croit maîtriser sa pièce chez lui, l’ayant jouée à de nombreuses reprises de manière plus ou moins satisfaisante, se retrouve dans une toute autre situation sur scène. Le stress met à l’épreuve sa mémoire, qui peut alors défaillir.
Le guitariste expérimenté, en revanche, a anticipé la situation. Après s’être projeté bien en amont, après s’être imprégné en profondeur de la pièce, après avoir soigneusement choisi ses doigtés, il a très sérieusement appris la pièce. Enfin, il a travaillé sa mémoire au travers de répétitions efficaces, lui permettant de se la remémorer mentalement, lui offrant sécurité, confiance et concentration. La prestation artistique peut alors se dérouler dans de bonnes conditions.
la répétition, aboutissement du processus de mémorisation
Une erreur courante est de croire que la simple répétition suffit pour mémoriser efficacement une pièce. La répétition, dernière étape d’une stratégie globale et bien planifiée, est une condition nécessaire mais non suffisante, car le travail de fixation en amont est capital. Trois étapes doivent être abordees avant d’envisager les répétitions. Cependant, il n’est pas exagéré de dire que la qualité du travail de répétition est fortement corrélée à la maîtrise finale de la pièce.
Nous préciserons dans cet article les paramètres essentiels d’une bonne gestion des répétitions : objectifs opérationnels, fréquence, durée, contenu, modalités de vérification.
objectif : clarifier les échéances
La première étape du processus de mémorisation aura permis d’entrevoir l’objectif final. Il s’agira alors de le préciser et de le décliner sur un mode opérationnel.
Quelle est la nature de l’échéance ? S’agit-il de jouer sa pièce à son professeur, à l’issue des vacances ? S’agit-il d’une audition de fin d’année, dans laquelle trois pièce seront interprétées, deux anciennes et un nouvelle ? S’agit-il de présenter un programme de concours d’ici trois mois ?
La réponse à ce type de question permettra une planification aussi efficace que rassurante. Les répétitions elles-mêmes seront les étapes progressives vers la maîtrise de l’objectif.
fréquence : travailler aux moments les plus propices
Une solution efficace proposée par les professeurs a fait ses preuves : il faut étudier tous les jours ! Cependant, soyons réalistes, car notamment dans le cas d’élèves dont les emplois du temps sont souvent chargés, cela est difficile voire impossible. Faut-il pour autant abandonner tout espoir de bien faire ? Bien sûr que non ! La connaissance des ressorts physiologiques de la mémoire nous permet d’envisager des stratégies efficaces en répétant aux moments les plus propices.
Le musicien tirera un avantage certain dans la connaissance des courbes d’oubli et de réactivation. Je présenterai ici deux graphiques tirées de l’excellent livre de Tony Buzan, une tête bien faite. Ces courbes synthétisent les recherches de psychologues travaillant sur les ressorts cognitifs, à commencer par Ebbinghaus qui posa à la fin du XIXè siècle les bases de la répétition espacée. Elles sont bien connues des grandes écoles, et leur maîtrise devrait faire partie de l’arsenal méthodologique de tout lycéen ou étudiant.
Ce graphique précise la déperdition des éléments enregistrés par un individu au fil du temps. Il nous indique de manière spectaculaire que la déperdition de mémoire est très rapide d’un jour à l’autre : perte de 80% des détails dans les 24 heures.
C’est pourquoi le musicien doit habilement planifier ses séances de mémorisation. En effet, celles-ci doivent intervenir rapidement avant que l’oubli ne fasse son Å“uvre et réduise les efforts précédent à la portion congrue.
Autrement dit, la séance suivant la prise d’informations doit intervenir rapidement, si possible le même jour. Elle aura une fonction de réactivation qui permettra d’allonger la distance avec la répétition suivante, car l’oubli se produira également mais de manière beaucoup moins rapide. Les répétitions suivantes permettront d’espacer encore plus ces séances sans pour autant provoquer l’oubli. Au fil des répétitions, les éléments mémorisés passeront progressivement de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme, comme le précise le schéma suivant :
Prenons un exemple concret : le musicien a mémorisé un passage de quatre mesures de la pièce lors de sa séance de travail du lundi matin.
Le trace mnésique est alors encore toute fraîche, mais volatile. Placer une répétition le lendemain, ou pire le surlendemain, lui ferait oublier beaucoup d’éléments essentiels : doigtés, nuances etc. Une bonne partie du travail serait alors à reprendre.
En revanche, le répétition effectuée avant l’oubli, le jour-même si possible, serait étonnamment facile et efficace. La suivante pourrait alors être placée au mercredi (en sautant le mardi, si cela n’est pas possible), puis enfin le vendredi ou le samedi, et ainsi de suite.
Pour résumer ces aspect essentiel du processus de mémorisation par un proverbe populaire, il faut battre le fer alors qu’il est encore chaud !
durée et structure des répétitions
La durée des répétitions tiendra compte des capacités d’attention de chacun. Une séance de travail ne devrait pas excéder 45 minutes, au risque de devenir peu efficace. Si cela correspond à la durée maximale que l’on peut consacrer à la guitare au cours de la journée, il serait encore préférable de la scinder en deux répétitions décalées de quelques heures.
Si une seule est possible, il faudrait idéalement mémoriser certains éléments en début, passer à d’autres aspects de la pièce (travail technique de passages difficiles, par exemple) puis conclure la séance par la réactivation de des passages mémorisés au début. Le principe de la réactivation aura ainsi été respecté tout en respectant la durée prévue.
Contenu des répétitions
Les submodalités sensorielles, canaux d’assimilation incontournables
En définitive, la mémorisation peut être considérée comme une fixation du réel dans l’imaginaire. Cette fixation est un codage qui s’effectue selon nos submodalités sensorielles : audition, sensations, vision odorat, goût.
Détaillons quelque peu ces submodalités.
L’audition est, c’en est presque un truisme, le sens le plus indispensable à la perception de la musique. Dans l’apprentissage son rôle devrait être prépondérant, mais malheureusement ce n’est pas toujours le cas, notamment chez le guitariste. L’audition intériorisée est une submodalité unique, car elle seule permet une représentation fidèle du son réel.
La sensation kinesthésique est essentielle à la mémorisation procédurale. Elle est gérée par un organe spécifique situé sous le cerveau, le cervelet, qui autorise et régule les automatismes sensori-moteurs. De plus, pour le biologiste Delmas, « [le cervelet] ne peut exercer ces fonctions qu’en recevant constamment des informations sur la situation présente de l’appareil locomoteur. » D’où l’importance capitale pour le musicien d’être « à l’écoute » de ses sensations, afin d’assurer le fonctionnement optimal de ses automatismes acquis ou pour renforcer ceux en cours d’acquisition.
La vue peut être intéressante, mais elle reste dangereuse si utilisée comme submodalité principale. Sur scène, elle peut être trompeuse, lorsque les conditions d’éclairage sont inhabituelles par exemple. Par ailleurs elle a tendance chez le guitariste à devenir envahissante, prenant le pas sur les autres sensations.
L’odorat a sans doute moins d’influence, mais il n’est pas interdit de penser que les odeurs auraient un rôle plus ou moins inconscient de rappel de situations psycho-affectives, comme la madeleine de Proust. L’odeur du cèdre de la guitare, ou celle d’une salle de répétition familière ont probablement un effet sur l’ambiance du travail, en fonction des habitudes prises antérieurement et associées à ce stimulus. C’est ce que la PNL appelle une ancre.
Le goût enfin semble hors de propos, mais l’effet de concentration que ressentent les fumeurs ou les buveurs de café ont certainement à voir avec des réflexes conditionnés de type odorat. Bien entendu, le blog guitare et pédagogie recommande d’utiliser d’autres stimuli, comme par exemple le thé vert, qui auront plus d’effets positifs que négatifs !
Ces deux sens, apparemment anodins, nous incitent à tenir compte de l’atmosphère qui entoure la séance de travail. Ainsi, lorsque le musicien prend la bonne habitude de travailler dans la même salle avec motivation, méthode et concentration , il renforce ces dispositions mentales et adopte une attitude intérieure qui tend vers une efficacité optimale.
En résumé, dans la dynamique de travail du musicien, tous le canaux sensoriels sont sollicités, avec une très forte suprématie des sens auditifs et kinesthésiques, et le concours plus ou moins heureux de la vue.
La mémorisation, création d’une empreinte suivie d’une remémoration dans une dynamique d’anticipation
Dans l’idéal, le travail de répétition doit se faire avec la conscience de la situation de remémoration, c’est-à -dire dans une dynamique d’anticipation. Ainsi, si l’objectif est de mémoriser une pièce pour un examen, il est souhaitable de s’imaginer dans la situation projetée, d’abord sur un mode dissocié, en se visualisant jouer de l’extérieur, puis sur un mode associé en vivant la situation de l’intérieur. Cette projection évitera une situation désagréable, qui est la perte de moyens apparemment incompréhensible lors d’une prestation pourtant bien préparée. En vérité, si le travail de répétition a été conduit en faisant abstraction de la situation finale, la mobilisation des ressources du musicien risque d’être difficile au moment de prestation.
Au niveau de la séance de travail, la remémoration est un travail à part entière, qui doit s’effectuer avec l’instrument mais aussi mentalement, comme nous le verrons plus bas.
L’imprégnation, une étape préparatoire du processus, effectuée en amont, aura permis au musicien d’acquérir une première image mentale (principalement auditive) du morceau que l’on peut qualifier de globale et affective. La mémorisation proprement dite va affiner et rendre conscients tous les éléments constituant cette première image. Elle va permettre de créer une empreinte dynamique grâce à un codage mental, aussi précis que possible.
La remémoration consistera à faire ressurgir cette empreinte mentale, et, en la renforçant, participera du processus de mémorisation.
Compte tenu des capacités de la mémoire à court terme (empan faible, forte volatilité) cette empreinte initiale sera limitée. Les répétitions suivantes auront pour fonction le renforcement de cette empreinte dans ses dimensions, dans la durée mais aussi dans la précision, ainsi que son intégration progressive dans l’Å“uvre entière.
Principes de répétition : travail avec l’instrument
Une concentration particulière doit être recherchée lors des répétitions qui ne doivent pas être mécaniques. Le travail sur l’instrument se fera sur des sections musicales limitées, lors de séances courtes, répétées les plus fréquemment possible (compte tenu de ce qui a été vu plus haut).
 Le musicien sera particulièrement actif et réceptif aux sensations perçues.
Contrôlant son jeu principalement par le sens auditif, le musicien développe en parallèle une audition intérieure qui doit s’affiner au fil des séances et, lors du travail avec l’instrument, précéder l’acte de jouer.
Les sensations kinesthésiques sont essentielles pour s’assurer que le geste reproduit est toujours le même, en accordant une attention supplémentaire aux doigtés de main droite qui doivent être rendus conscients et systématiquement répétés à l’identique.
La vue n’est pas à négliger, que ce soit lors de déplacement à la main gauche ou dans la prise de conscience du graphisme de la partition.
Enfin, la subvocalisation peut être utile notamment lorsque qu’une voix principale peut se détacher du discours musical. C’est en quelque sorte le fil d’Ariane qui permet au musicien de retrouver le bon chemin, en cas de parcours délicat.
Dans le domaine sensoriel, tous les canaux doivent donc être mobilisés, d’abord en tant que récepteurs sensoriels lors du travail instrumental, puis dans un mode imaginaire, en situation d’évocation mentale, sans l’instrument.
Travail sans l’instrument
Le travail sans l’instrument ne doit pas être négligé, au contraire. Il a l’avantage immense de pouvoir être effectué pour ainsi dire partout, très fréquemment, et surtout sur un mode créatif.
Le musicien doit être en capacité de vivre l’acte de jouer sa pièce mentalement, en utilisant tous les canaux sensoriels évoqués plus haut : audition intérieure, sensations kinésthésiques, éventuellement vue du manche, visualisation de la partition et subvocalisation des notes de la pièce.
Lire également : le travail mental, pourquoi, comment ?
Un signe très révélateur du processus d’intégration se manifeste lorsque l’inconscient prend en charge de manière autonome ces répétitions. Le musicien se surprend alors à travailler mentalement sa pièce, trouvant parfois même de nouveaux doigtés plus pertinents. Ce phénomène doit être recherché, apprécié à sa juste valeur, le musicien étant alors en contact direct avec ses ressources intérieures et notamment son inconscient qui dès lors travaille pour lui !
Modalités de vérification
Arrivé à un certain degré d’approfondissement, le musicien constatera la fiabilité de ses répétitions selon des critères objectifs : aisance à reproduire un fragment, tempo pouvant être accéléré avec facilité, baisse du nombre d’erreurs etc.
Le critère subjectif sera un indicateur tout aussi valable, voire plus encore. Le sentiment de sécurité éprouvé à la mobilisation de ses ressources intérieures est in fine ce qui caractérise un travail de répétition efficace. C’est cette dimension émotionnelle de sécurité qui permettra un certain relâchement de la vigilance sur le plan technique, autorisera un épanchement des émotions dans le jeu et justifiera l’expression « par coeur ».
Ces répétitions bien menées sont un aspect essentiel du travail du guitariste classique, et représentent un idéal à poursuivre à chaque nouvelle pièce abordée. La méthodologie éprouvée positivement par la musicien lui apporte confiance et motivation, et renforce ses aptitudes au fil du temps, constituant alors ce que l’on dénomme couramment le métier.
pour aller plus loin :
A. Delmas, Voies et centres nerveux, Masson, Paris
Tony buzan, Une tête bien faite, Editions d’organisation, Paris
Michel Riquier, L’utilisation de vos ressources intérieures, Gérard Billaudot, Paris
Richard Bandler et John Grinder, Les secrets de la communication, le jour éditeur, 1982
Dominque Hoppenot, le violon intérieur, Van de Velde, 1981, Paris
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Pingback: Mémoriser efficacement une partition : quatre étapes incontournables | Guitare et pédagogie, le blog de Mathieu de Person
Félicitation, votre article est très bien fait et très utile. David Garciarena
excellent ! recherche très approfondie, très fouillée
serait-il possible d’obtenir une version pdf imprimable des articles ?
merci beaucoup
Bonjour,
Cela n’est pas possible pour le moment, mais c’est une bonne idée, j’y penserai.
Cordialement
MdP