L’efficacité du processus de mémorisation est une problématique partagée par tout musicien, qu’il soit débutant ou confirmé.
Pour l’un comme pour l’autre, il est en effet impossible de faire l’impasse sur un geste mental aussi essentiel.
Chez le débutant, la qualité des acquisitions et la motivation à poursuivre elle-même sont directement conditionnées par une mémorisation efficace.
Pour le musicien confirmé, et a fortiori pour le professionnel, l’enjeu le plus évident est celui de la fiabilité de la prestation artistique. Cependant, ce n’est pas le seul. Le rendement du travail, le plaisir personnel à étudier, la confiance en soi sont autant d’aspects essentiels à sa pratique qui sont corrélés avec la qualité de la mémorisation.
Je souhaite apporter au lecteur une analyse qui lui permette à la fois d’en appréhender les grands principes, mais aussi de porter un regard critique sur sa propre pratique. L’acte de mémoriser, lorsqu’il est mythifié, est parfois malheureusement considéré comme un « don » lorsqu’il est efficace et facile, et a contrario en cas de difficulté comme le symptôme d’un seul manque de travail, notamment de répétition.
Or, pour mémoriser efficacement, répéter seulement ne suffit pas.
En vérité, si le talent et la paresse existent et influent sur le processus, le succès et l’échec de celui-ci reposent le plus souvent sur une question de maîtrise méthodologique.
La mémorisation s’inscrit dans le processus biologique
Loin d’être un acte spécifique à l’apprentissage de la musique, la mémorisation s’inscrit dans le processus biologique lui-même. Il permet en effet la sauvegarde et l’évolution de l’espèce, notamment par la transmission des connaissances. Car s’il est une caractéristique de l’Homme, c’est bien l’importance de la transmission de l’expérience acquise. En ce sens, ce blog est peut-être la prolongation de l’art rupestre dont la visée pédagogique est peut-être encore mal évaluée.
La question de la mémoire, ici appliquée à la musique, renvoie à des dynamiques ancestrales extrêmement puissantes. Identifier les animaux dangereux, reconnaître les plantes toxiques ou au contraires comestibles, retrouver les territoires de chasse giboyeux, reconnaître ses amis au sein d’un groupe sont des aspects vitaux de cette mémoire primale des hommes de la préhistoire.
Plusieurs centaines de milliers d’années après, les mécanismes de la mémoire demeurent, et leur efficacité également. À condition bien sûr de les utiliser avec pertinence !
Une mémorisation efficace appliqué à la musique doit s’appuyer sur ces mêmes mécanismes ancestraux, qui impliquent notamment émotion, réflexion et répétition. Je considèrerai ici deux aspects tout à fait essentiels pour l’apprentissage de la musique :
- L’oubli est consubstantiel de la mémoire. La très grande majorité des expériences sensibles que nous vivons sont oubliées (80% en 24 heures). La répétition a pour fonction d’indiquer au cerveau que l’expérience a une importance pour l’individu, et que sa trace doit y être conservée.
- La mémoire est fondamentalement impactée par les émotions, et la subjectivité en général. On mémorise souvent d’autant plus que l’expérience est positive et forte sur le plan émotionnel. Inversement, l’émotion négative, telle que la peur, peut avoir un impact négatif et conduire à des situations de blocage en provoquant une attitude de fuite ou d’attaque, incompatible avec l’apprentissage.
Les réflexions qui suivent prennent appui sur cette double réalité.
Pour optimiser la mémorisation : quatre étapes incontournables
Le musicien qui souhaite mémoriser une partition instrumentale ou vocale devra passer par plusieurs étapes distinctes. Celles-ci pourront dans une certaine mesure se chevaucher, au point que chez un expert elles paraîtront simultanées. Il n’est cependant pas inutile de bien les différencier, afin notamment chez l’élève en situation d’apprentissage de planifier efficacement son travail et de pouvoir l’évaluer.
Projection
Mémoriser une partition est avant toute chose un projet. Autrement dit, le musicien prend alors la décision consciente de se projeter dans un futur plus ou moins proche, dans lequel il aura modifié sa maîtrise de la pièce par sa mémorisation.
Ce projet peut prendre des formes variées : le musicien de jazz va peut-être simplement vouloir mémoriser une grille d’accord plus ou moins complexe en vue d’une séance d’improvisation le soir même, alors qu’un musicien classique pourra monter un programme de récital à échéance de plusieurs mois, qui débouchera sur un enregistrement. Le travail sera planifié en conséquence.
Dans le cas de l’élève, le professeur a une responsabilité particulière pour faire émerger ce projet, et conduire l’élève à le réaliser, qu’il s’agisse d’une échéance de type audition, examen, concours, ou de tout autre projet personnel.
L’absence ou la faiblesse d’une telle étape, cruciale, risque de conduire le musicien à disperser son énergie. Il pourrait ainsi « papillonner » sans se concentrer sur l’objectif, ayant l’impression de « tourner en rond », voire de perdre son temps. L’absence de projet clair empêche également les évaluations qui permettent d’objectiver les résultats concrets.
Enfin, il est bien évident que le projet doit être vécu positivement par l’individu. Se projeter dans un futur, appréhendé négativement, engendrerait toute une série de freins psychologiques à l’apprentissage… ce qui est bien normal ! C’est au stade de la projection que se construit la motivation, si importante dans le succès de l’entreprise.
Lire à ce sujet : apprentissage d’une partition : soyez stratège !
Imprégnation
Le musicien ayant défini son projet, seul ou avec son professeur, n’est pas pour autant en situation d’entrer de plain-pied dans le travail de la partition. Une étape d’imprégnation est le plus souvent nécessaire, malheureusement souvent négligée.
(lire également : et si les élèves écoutaient de la musique ?)
Prenons le cas des enfants qui ne parlent pas encore. Ils sont immergés dans la musique des mots, les assimilent peu à peu, au point de comprendre parfaitement ce que leurs parents leur disent. Cette phase d’immersion va permettre un apprentissage à la fois très solide et naturel. C’est ce qui différencie l’apprentissage d’une langue dite maternelle d’une langue étrangères apprise tardivement, parfois avec le seul support d’un livre.
Pour le musicien, la période d’imprégnation correspond en quelque sorte à un « stage linguistique ». Elle le met en contact avec l’œuvre elle-même, sans être limité par les problèmes techniques. Elle développe l’oreille intérieure et permet cette accroche émotionnelle qui sera favorable à la mémorisation. Elle permet la formation d’une image mentale auditive la plus fidèle possible. Celle-ci sera en quelque sorte la trame globale assurant la cohérence aux éléments qui seront petit à petit ajoutés au cours des processus de répétition.
Je prendrai un exemple concret pour bien matérialiser l’importance de cette étape. Imaginons un guitariste d’un niveau relativement bien avancé, qui souhaite apprendre une pièce contemporaine d’une exécution difficile en vue de la préparation d’un concours. Celle-ci, jamais entendue, deviendrait rapidement aride, en raison par exemple d’un langage déconcertant et de modes de jeu nouveaux qui demandent un entrainement long et spécifique. L’absence de forme connue pourrait rendre la pièce inintelligible, si le guitariste se contentait d’apprendre la pièce à petits pas.
Une écoute préparatoire approfondie, sur un CD ou un site en ligne par exemple, rendrait le travail de la partition bien plus fertile.
Dans ce domaine, le musicien expérimenté part avec un avantage considérable : il connaît sans doute la pièce pour l’avoir entendue à de nombreuses reprises. Il maîtrise les formes et les styles, qui lui sont familiers et lui permettent d’anticiper les occurrences musicales. La seule lecture de la partition sans l’instrument lui donne une idée fidèle de la sonorité finale. Enfin, bon déchiffreur, il accède rapidement à une représentation exacte de l’œuvre. Pour cette raison, cette phase d’imprégnation pourra être relativement courte.
Il en va tout autrement dans le cas de l’élève dans le cadre du cours.
Le professeur devra être extrêmement vigilant à ne pas imaginer chez l’élève une qualité d’imprégnation qu’il possèderait lui-même. En effet, contrairement à l’élève, il connaît souvent de manière très approfondie les pièces qu’il fait apprendre, en en ayant notamment une audition intérieure fine. Le professeur devra donc se situer au niveau de celui qui apprend, et ne pas négliger ou minimiser cette étape cruciale.
Il devra jouer la pièce plusieurs fois et s’assurer que l’élève possède une audition intérieure satisfaisante, en le faisant chanter par exemple.
Pour un élève avancé, devant aborder un pièce relativement facile, plusieurs déchiffrages exhaustifs pourront s’avérer suffisants.
Cette phase d’imprégnation se situe dans le mode 1 évoqué dans un précédent article : Efficacité dans le travail : soyez dans le bon mode !
Plaisir, intérêt, curiosité, émotion et implication sont les directions à rechercher à ce niveau.
Lire aussi : à quelle vitesse faut-il travailler son morceau ?
le travail mental : pourquoi, comment ?
Travail analytique
Ces deux étapes préparatoires ayant été bien conduites, le travail sur la partition peut commencer de manière favorable. Il ne s’agit pas cependant de gâcher son énergie à essayer de tout apprendre d’un coup.
Les psychologues nous apprennent que la mémoire dite de travail, qui est une mémoire à très court terme, est limitée par le nombre d’éléments nouveaux. C’est ce qu’on appelle l’empan, dont l’étendue est d’environ sept éléments.
En conséquence, le musicien ou le professeur devra analyser, puis fragmenter la pièce afin de déterminer des « périodes » à mémoriser adaptées au niveau de jeu. Il peut s’agir de période musicale (demi-phrase de deux mesures, par exemple) proprement-dite, ou bien d’un passage technique particulièrement ardu.
Cette phase analytique, soigneuse voire méticuleuse, se situe dans le mode 2 évoqué dans un précédent article. Elle pourra faire alterner le travail avec et le travail sans la partition.
Dans tous les cas, la règle d’or est d’avoir l’audition intérieure du passage avant de l’apprendre. Cette audition mentale, conséquence naturelle de la phase d’imprégnation, doit anticiper et guider le geste.
Lire aussi : Efficacité dans le travail : soyez dans le bon mode !
Répétition
L’acte de mémoriser se situera à la charnière du travail d’analyse et de répétition. On peut le résumer en le qualifiant de fixation du réel dans l’imaginaire du musicien. L’analyse aura pour fonction de rendre d’une part cet imaginaire disponible à la fixation. La répétition aura pour fonction d’assurer cette fixation de manière fiable et durable.
La répétition a pour objet de lutter contre la tendance naturelle à l’oubli. Elle doit être sérieusement planifiée pour être efficace, car une répétition trop tardive ne remplirait pas sa fonction de renforcer ce qui a auparavant été appris et retenu, mais de manière volatile.
En définitive, la répétition, qui est souvent la partie la plus visible de la mémorisation, consiste à faire passer les éléments stockés dans la mémoire à court terme, structurellement limitée à l’empan, à la mémoire à long terme, quasiment illimitée.
Dans un premier temps circonscrite à une courte période musicale, la répétition s’étendra progressivement à des périodes plus longues pour s’appliquer à des parties structurelles (comme l’exposition dans une forme-sonate par exemple, ou la variation d’un thème) et enfin à la pièce elle-même, voire la prestation entière. Lors de ces phases de travail, une importance toute particulière sera donnée à la prise de conscience des doigtés, ainsi que des sensations auditives et kinesthésiques, plus que visuelles.
La répétition devrait faire alterner les périodes avec l’instrument et d’autres sans instrument, en visualisant tous les éléments sensibles du jeu réel : son, sensation, vision, et en ressentant l’état émotionnel de la phase d’immersion..
Ces deux dernières étapes, analyse et répétition feront, en raison de leur importance et de leur technicité, l’objet d’articles ultérieurs.
Lire notamment : la répétition dans le processus de mémorisation
En résumé :
Pour le musicien, l’acte de mémoriser reste au quotidien avant tout une question d’efficacité. Pour atteindre ses objectifs, celui-ci doit maîtriser quatre étapes incompressibles que sont la projection, l’imprégnation, l’analyse et la répétition.
Le musicien qui mémorise efficacement possède alors un atout considérable. Il progresse vite, et vit sa pratique avec assurance. Chaque élément mémorisé vient enrichir son monde intérieur et sa personnalité.
Sa technicité et son expérience, bref son métier, lui permettent parfois d’associer ces phases de manière efficace. Pour l’apprenant, la dissociation de ces étapes est une condition de la maîtrise d’une méthodologie personnelle tendant à lui offrir à chaque fois plus d’autonomie.
Dans cet article, il n’est pas question de mémoire visuelle. a-telle un rôle dans le processus de mémorisation ?
Bonjour Minguillon, j’aborde un peu cette question dans l’article sur la répétition
https://guitare-et-pedagogie.net/2014/01/06/la-repetition-dans-le-processus-de-memorisation/
La mémoire visuelle a, il est vrai, un rôle qui peut être utile dans le processus de mémorisation (visualisation de la partition, des trajets des doigts au niveau de la main gauche). Tous les guitaristes n’en ont pas la maîtrise, et celle-ci n’est pas indispensable, pour preuve évidemment la possibilité de jouer pour un aveugle. Pour ma part, j’estime que les mémoires auditives et kinesthésiques doivent être prédominantes, mais l’apport de la mémoire visuelle peut être bénéfique pour conforter les deux autres.
Espérant avoir répondu à votre question, cordialement
Personnellement, je retiens mes morceaux par des formes géométriques (droites, triangles…)
Pingback: la répétition dans le processus de mémorisation | Guitare et pédagogie, le blog de Mathieu de Person
Certes… toutefois, certains professeurs n’aiment pas jouer le morceau de musique et préfèrent que l’élève le découvre seul et qu’il ne soit pas influencé par telle ou telle version.