Il est communément avancé et admis que la guitare classique serait née vers 1870, avec l’avènement d’une guitare « aboutie », la guitare dite de Torrès, et de l’école de guitare moderne initiée quelques années plus tard par Tarrega.
Je souhaite ici prendre le contrepied de cette affirmation en relativisant la portée de ces phénomènes. Si elle reste importante, cette évolution n’en demeure pas moins mineure au regard du grand tournant qui s’amorce au début du XIXè siècle.
En effet, entre 1800 et 1830 s’opère un changement de paradigme caractérisé par une triple mutation : organologique, musicale et surtout conceptuelle. Celle-ci posera les bases d’une représentation de la guitare dite classique, encore valable de nos jours. Pour résumer, l’époque romantique réinvente et conceptualise une guitare, que nous qualifions désormais de classique.
Nous discuterons à la fin de cet article de la question du vocabulaire. N’est-il pas délicat d’utiliser la terminologie « guitare classique » dans un contexte romantique, d’autant que la guitare dite « romantique » existe de fait ?
Au cours de cet article, je dissocierai donc pour plus de clarté les deux termes, en circonscrivant l’appellation guitare romantique à sa dimension organologique et historique. A contrario, je définis à présent la « guitare classique » comme étant conceptuellement :
- un instrument perçu avant tout à l’égal des autres, et dont les spécificités sont moins importantes que les points de convergence, notamment sur le plan de la pédagogie et des pratiques musicales;
- un instrument possédant un répertoire faisant appel aux techniques de composition et au langage propres à la musique dite classique, au sens de musique occidentale savante.
Une évolution organologique majeure : l’apparition de la guitare « romantique »
Au début du XIXè siècle se concrétise toute une série de modifications sur le plan organologique déjà bien engagées à la fin du siècle précédent. Cependant, il se s’agit pas uniquement de simples améliorations techniques comme l’instrument a pu en bénéficier ponctuellement auparavant. C’est en effet toute la structure de l’instrument qui se modifie alors : ajout de la sixième corde, disparition des cordes doubles, ajout des cordes filées et des barrettes en métal, modification de la structure de la caisse.
Certes, les musiciens et les luthiers ont cherché de tous temps à étendre les possibilités de leur instrument. L’apparition d’une sixième corde à la guitare n’est donc pas une révolution en soi, mais elle permettra d’élargir sa tessiture tout en offrant une dimension polyphonique plus importante. Elle rendra par ailleurs possible l’accès à d’autres tonalités auparavant peu usitées, comme mi majeur ou encore sol majeur.
Cet ajout a été permis par l’introduction des cordes filées quelques années auparavant, et la complète. Cette invention italienne (consistant en un fil de métal enroulé autour d’une âme en soie), qui s’est appliquée initialement à la famille du quatuor à cordes, a été introduite sur les cordes graves de la guitare, permettant d’obtenir des sonorités plus justes et plus puissantes. Des cordes aussi graves que le Mi, en boyau, auraient nécessité soit des cordes de très gros diamètre, soit d’une tension faible, au détriment de la clarté.
Afin que ces nouvelles cordes métalliques n’endommagent pas les frettes, anciennement en boyau et enroulées autour du manche, les luthiers mettent au point des barrettes fixes en métal. Ils trouvent par tatonnement le bon alliage qui permettra de résister à l’écrasement provoqué par la pression des cordes. Les luthiers proposent enfin un système de table et de chevalet plus résistant pour soutenir la tension plus forte des cordes.
Le montage avec des doubles cordes, en usage depuis des siècles, tombe progressivement en désuétude, étant abandonné vers 1800, à l’exception notable de l’Espagne (nous en reparlerons).
Voici ce qu’écrit Dionisio Aguado dans sa méthode complète pour la guitare, publiée à Paris en1826 (traduction de François de Fossa) :
« J’ai dit que je préfère la guitare à cordes simples et j’ai pour cela de bonnes raisons :
1- Il est difficile que deux cordes conservent exactement l’unisson d’un bout du manche à l’autre;
2- comme il est d’usage, dans les guitares à doubles cordes, de laisser la chanterelle simple, en passant de cette corde aux autres on s’aperçoit d’une disproportion dans les sons;
3- il est encore d’usage d’appareiller la 6è corde avec une corde filée mince qui donne son octave : usage ridicule qui empêche d’entendre les sons graves; […] »
(L’usage ridicule auquel Aguado fait référence est un archaïsme encore en usage en Espagne, issu de l’ancien accord embrassé baroque (en anglais : re-rentrant tuning). cf : guitare baroque : préservez les dissonances !)
Chez Aguado, un musicien espagnol influent qui aura partagé son activité entre Madrid et Paris, il est aisé de percevoir l’ambassadeur de la nouvelle guitare.
Toutes ces modifications sont remarquablement décrites par Sinier de Ridder, un spécialiste de la lutherie de cette époque : sinier de ridder – la guitare 6 cordes
La guitare romantique ne diffère finalement que peu de nos guitares modernes, les différences notables étant un diapason légèrement plus court (63 cm en moyenne contre 65 cm) et une forme plus évasée.
Cette nouvelle guitare romantique, aux possibilités élargies, à la sonorité plus calibrée, à l’accord plus juste dans les différentes tonalités, grâce un peu plus tard aux chevilles à vis sans fin, va accompagner et permettre une mutation encore plus fondamentale, qui s’exercera cette fois-ci au niveau des pratiques musicales.
Les changements de pratiques musicales
Le début du XIXè siècle voit apparaître une nouvelle figure d’interprètes, portant la triple qualité de virtuoses, compositeurs et professeurs. En dépit d’un talent de compositeur très variable d’un musicien à un autre, ces guitaristes auront une influence considérable sur la destinée de leur instrument.
Dans les deux foyers artistiques principaux que sont Paris et Vienne aux alentours de 1830, une intense activité artistique et pédagogique se développe, formant à la fois une public pour écouter les concert donnés dans les salons et un public avide de recevoir les leçons des maîtres de l’époque. La guitare jouit alors, après une longue période de latence, d’un grand engouement, parfois même sur un mode passionnel.
Dans les mains de Sor, Aguado, Giuliani, Carcassi ou Carulli la guitare devient, à l’instar du piano, un instrument de concert bien adapté à la vie culturelle de l’époque des salons.
Les compositions de Sor notamment donnent des gages de crédibilité à un instrument en quête de
légitimité. Elles sont ainsi reconnues pour leur valeur intrinsèque par Fétis, un musicologue et critique musical influent dans la vie artistique parisienne.
Fait nouveau, les compositeurs-guitaristes écrivent pour guitare et autre instrument, lui offrant une dimension concertante. Les musiciens majeurs tels que Schubert ou Berlioz cherchent l’inspiration avec leur guitare, qui en définitive s’identifie parfois avec avec le romantisme lui-même.
La nouvelle guitare s’approprie le style de l’époque
Les compositions pour l’instrument se modifient avec l’apparition de la mélodie accompagnée et de l’écriture à plusieurs voix. L’élargissement des tonalités possibles permet des modulations qui dans la forme sonate font partie intégrante de la dramaturgie et de la dynamique musicale, principalement dans le développement. Par la possibilité qui est donnée de moduler, notamment par par marches ou enharmonie, nous voyons ainsi les pièces se rallonger et prendre des dimensions nouvelles, comme les rondos brillants d’Aguado. Sor quant à lui compose en Mib ou la b majeur, c’est-à-dire dans des tonalités inusitées jusqu’à présent.
Les guitaristes virtuoses de l’époque sont en mesure d’adapter à la guitare des compositions d’autres musiciens, en arrangeant des pots-pourris d’airs d’opéras (Rossinianes de Giuliani, écrits d’après les thèmes de Rossini), ou des variations sur des thèmes célèbres, comme les célèbres variations sur la flûte enchantée de Mozart, par Sor.
Bref, le répertoire s’élargit, s’enrichit, se diffuse tout en collant au mieux au style et aux goûts de l’époque.
Un changement conceptuel : la guitare est ambitionnée comme égale aux autres instruments
Toutes ces évolutions sont le corollaire d’un changement conceptuel majeur qui s’applique à la guitare. Celle-ci est clairement ambitionnée comme un instrument égal aux autres. De la part de guitaristes ayant reçu une formation musicale poussée comme Sor, ce recadrage de l’instrument dans un courant « institutionnel » devait inconsciemment être perçu comme une nécessité, afin de ne pas confiner la guitare ans un registre purement folklorique.
Sur le plan du jeu, les effets autrefois appréciés à l’époque baroque, dissonances et autres rasgueados, ne sont plus considérés comme des principes structurels participant à l’identité de l’instrument. Ces effets sont réinterprétés dans un cadre bien codifié, comme on le voit dans le fandango varié d’Aguado. Dans cette pièce en effet, dont le rythme est issu du folklore espagnol le plus direct, le rasgueado n’est pas utilisé, et les effets rythmiques sont reproduits au travers de formules d’arpèges, écrits en toutes notes.
Il est intéressant de remarquer que les effets ne sont pas bannis du langage guitaristique, au contraire. Mais ils tendent à réaffirmer l’appartenance de la guitare à la grande famille des instruments classiques, plutôt qu’à s’en démarquer.
Aguado décrit ainsi précisément dans sa méthode les effets que l’on peut obtenir de la guitare. Il s’agit désormais d’imiter les autres instruments, notamment ceux de l’orchestre, ou considérés comme nobles : trompette, basson, tambour, harpe. Sor, quant à lui, fait dans sa méthode abondamment référence au quatuor à cordes, non seulement dans le domaine de la composition ou de l’orchestration, mais également du rendu sonore.
Une activité pédagogique intense, qui accompagne et amplifie les mutations
L’importance des publications de l’époque atteste l’intensité de la réflexion pédagogique et met en évidence les enjeux que nous venons de décrire. Les méthodes de Sor, Aguado, Carcassi sont éditées puis rééditées dans plusieurs langues, permettant la mise au point d’un répertoire pédagogique adapté aux débutants et la composition d’études adaptées qui permettra d’accroître le nombre de pratiquants. Les créateurs de ces méthodes ont alors l’ambition de poser les bases d’une pédagogie méthodique et rationalisée.
Symbole fort de cette pédagogie méthodique : l’insertion dans les méthodes, notamment celle de Carcassi, de l’étude des gammes dans tous les tons, alors que traditionnellement seuls certains étaient usités de manière privilégiée (tonalité de ré et de la, à considérer sans diapason fixe).
L’activité pédagogique est un indicateur précieux des ambitions des guitaristes compositeurs et pédagogues au regard de leur instrument. L’usage facile de la guitare, comme instrument d’accompagnement de chansons légères, devient secondaire, ce qui démontre une volonté de la positionner comme un instrument majeur, à l’instar du piano ou du violon.
Alors que Guichart publie à Paris en 1795 une méthode intitulée
la guitharre (sic)
rendue facile sans le secours de l’Art
où l’on trouve la manière de préluder dans tous les tons tant majeurs que mineurs possibles,
la nouvelle méthode de Lemoine, pour guitare à cinq cordes et parue en 1800 à Paris, est présentée en couverture comme une
Nouvelle méthode de guitarre
à l’usage des commençans
divisée en trois parties, la première contenant les premiers principes de musique, la seconde les gammes et premières leçons et la troisième plusieurs variations des folies d’Espagne, petits airs avec accompagnements, Allemandes, airs variés et une sonate.
Les méthodes majeures suivantes, comme celles Carulli, Aguado ou de Sor, amplifieront ce phénomène en favorisant à la fois l’apprentissage exigeant de bases techniques solides et l’apprentissage d’un répertoire propre, éloignant la guitare de son rôle d’instrument d’accompagnement. Ainsi Aguado lui-même, dans la deuxième édition de sa célèbre méthode aux alentours de 1840 (soit vingt ans après la première édition) délaisse l’objectif initial qui consistait alors à accompagner les airs faciles à la guitare.
L’adaptation naturelle d’un instrument en résonance avec la société
Comme souvent dans l’histoire de la musique, l’évolution organologique est indissociable de l’évolution stylistique. En effet, afin de pouvoir jouer le nouveau style, les améliorations en termes de projection sonore, d’ambitus ou de calibrage deviennent indispensables, à moins de confiner l’instrument dans un registre désuet ou subalterne. Ce fut alors le cas pour la guitare, comme pour le violon dans une moindre mesure quelques années auparavant.
Ainsi, afin de pouvoir rayonner dans la société des salons, la guitare devait perdre une partie du caractère intimiste qui avait été le sien pendant des siècles. Elle devient un instrument capable de jouer avec un violon, un flûte ou une autre guitare, voire de concerter avec un orchestre.
Parfaitement en adéquation avec la société, la guitare devient un instrument suffisamment sérieux pour être valorisé dans les salons, tout en gardant son image bohème et populaire. Ce positionnement convient bien à une société bourgeoise et libérale, ayant pris ses distances avec les valeurs de l’ancien régime. Le développement d’une classe moyenne comme de l’industrie permet également une diffusion de masse de la guitare, avec d’un côté un nombre d’amateurs croissant, et de l’autre une lutherie en capacité de répondre à la demande.
Des résistances culturelles, des prolongement parallèles
La naissance de cette « guitare classique » est donc un tournant dans l’histoire de la guitare qui, laissant de côté un pan important des pratiques précédentes, va conduire l’instrument à trouver des prolongements différents dans d’autres modes de jeux ou au niveau de sa forme et de sa structure. La guitare de la fin du XVIIIè siècle, si adaptée pour accompagner les chansons légères, ne s’est-elle pas retrouvée dans la guitare folk, à la fois populaire, communicative et aisée d’apprentissage ?
Singulièrement, l’Espagne, patrie des principaux détracteurs de la guitare à cordes doubles que sont Aguado et Sor, conservera longtemps encore cette spécificité. Peut-elle perçoit-elle alors inconsciemment qu’une part de son âme partirait avec l’abandon de ces sonorités si particulières ?
Il est séduisant de penser que la guitare baroque à cordes doubles, aux effets si particuliers au niveaux des dissonances, de l’usage de la campanella et des rasgueados, s’est retrouvée dans la guitare flamenca, qui certes adoptera grosso modo les cotes de la guitare classique, mais avec des sonorités plus percussives, un jeu plus facile et par ailleurs une tenue de l’instrument alternative.
Au-delà de la terminologie
L’une des constantes de la guitare est l’interaction permanente avec la société qui lui permet de s’adapter afin de ne pas disparaître, contrairement à d’autres instruments aujourd’hui tombés dans l’oubli.
Ses atouts spécifiques (faible coût, possibilités polyphoniques, facilité de transport et bien d’autres encore) agissent sur les pratiques musicales, tandis que celles-ci lui imposent des modifications rendues nécessaires par les changements de styles.
L’adaptation parfaitement réussie au XIXè siècle n’est pas une première dans l’histoire de la guitare, et elle ne sera pas la dernière, preuve en est le succès de la guitare électrique au XXe siècle.
En revanche, cette évolution marquera sans aucun doute pour la première fois le début d’une césure, et tout du moins d’une ambivalence dans la conception sociale de l’instrument. Celui-ci est considéré encore de nos jours comme facile et populaire, ce qui est sans doute vrai dans une de ses déclinaisons, héritée de la période précédant la grande mutation que nous venons de décrire. Cependant, l’instrument classique relève plutôt du piano ou du violon en termes d’apprentissage et de difficulté.
On peut dès lors s’interroger sur la définition d’une guitare dite « classique » : ne serait-elle pas celle qui aurait laissé de côté des aspects tant musicaux qu’affectifs particulièrement spécifiques de l’instrument, dans le but de devenir un instrument égal aux autres ?
L’idée que la guitare classique aurait coupé tout lien avec les pratiques populaires n’est cependant pas entièrement exacte : les compositeurs eux-même n’auront de cesse de se ressourcer dans la musique populaire, à l’instar de Tarrega ou plus récemment de Ohana ou Brouwer. La guitare reste par ailleurs l’un des instruments les plus pratiqués et les plus enseignés de par le monde, y compris dans un cadre institutionnel comme les conservatoires.
Il est remarquable que cette double composante, populaire et savante, aura permis à la guitare au cours des siècles de se transformer pour s’adapter aux grands mutations sociales et musicales.
En lui donnant une place dans l’imaginaire collectif qui ne s’est jamais démentie, cette composante tout à fait particulière est peut-être, en définitive, ce qui caractérise le mieux la guitare.
Pour aller plus loin :
sources musicales :
les principales méthodes publiées dans la première partie du XIXè siècle
http://alain.miteran.pagesperso-orange.fr/
Alain Miteran, auteur d’une très plaisante histoire de la guitare, richement illustrée
http://www.sinier-de-ridder.com
Sinier de Ridder, un couple de luthier et d’experts de la guitare ancienne, site intéressant présentant une belle collection de guitares anciennes
early guitar, le site de référence des guitares anciennes, en langue anglaise
http://www.earlyromanticguitar.com/
le site dédié à la guitare romantique, très complet, comprenant de nombreux articles, en langue anglaise